Chapitre vice
L'hôtel Moncorgé de Saint-Jean-Nivers est tenu par un vieil alcoolique repenti qui attendait l'arrivée de Béru pour replonger.
Vu de loin Gabin Desbois a l'air d'un haltérophile médaillé aux jeux Olympiques de 1928. En gros plan, sa tronche est celle d'un bouledogue castré. Lorsque nous investissons le coin bistrot de son auberge, il est accoudé à son zinc, dans la posture d'un penseur de Rodin hésitant entre un guignolet-kirsch et un picon-grenadine.
— C'est complet ! nous jette-t-il, avec l'amabilité de l'hippopotame qu'un taxidermiste essaie d'empailler à vif.
— Pas pour nous ! gronde Grasdube en lui agitant sa brème de matuche sous la hure.
— Je vais te dire un truc, mon p'tit gars, articule le mastroquet, quand y a plus de couverts pour personne, y en a encore moins pour les lardus !
Je m'enrogne d'un coup et darde mon œil le plus noir sur le zigue.
— On est pas venus pour bouffer, Gros-sac, mais pour que tu te mettes à table !
Vaincu par mon aplomb, le père Desbois exécute un impeccable demi-tour arrière et se fend d'un sourire qui le fait ressembler à un bandonéon usagé.
— Fallait le dire. Qu'est-ce que je vous offre ?
— Des renseignements ! répliqué-je.
— Exact ! renchérit Béru. Moi, j'prendrais bien n'en plus un double-triple pastaga, et très peu d'eau pour pas lʼnoyer.
Avec des gestes de salamandre, Gabin Desbois s'exécute.
— Faut pas m'en vouloir, s'excuse-t-il, on est débordés, ce soir. Le fils du maire qui épouse Miss Alençon.
Il abreuve le Mastard et se retourne vers moi.
— Je vous écoute.
— Juliette Blondeau était votre employée ?
— Une fille formidable.
— Mais morte ! précisé-je.
Le type se renfrogne et sa bouille prend aussitôt l'aspect d'une photo aérienne du Massif Central.
— J'ai pigé. Vous me soupçonnez, à cause de cette vieille histoire ?
Une question me brûle les lèvres : quelle vieille histoire ? Mais comme je suis un poulaga d'exception, j'embraye aussitôt dans sa confession.
— Difficile de faire autrement ! dis-je. Le passé remonte toujours à la surface.
Le patron me désigne les boutanches alignées derrière lui sur des étagères d'acajou.
— Vous avez soif ?
Je montre une cannette d'Orangina rouillée.
— Vous n'auriez pas la même, un peu fraîche ?
Le gars plonge dans son frigo et s'empresse de me servir, Béru en profite pour brandir son glass.
— Tu m'remets la même chose. Et toi, qu'est-ce tu bois ? C'est ma tournée.
— Il y a vingt ans que j'ai arrêté de picoler, fait-il lugubrement, en rechargeant le verre de Béru.
— Depuis… l'affaire, hasardé-je.
La gueule plissée du bistroquet pend comme un suaire. Des larmes plus épaisses que de la vaseline sillonnent ses joues.
— Elle a dit que je l'avais violée !
— Qui ?
— Ma nièce ! Pourtant, à l'époque, je bandais déjà plus, confesse le type. Je lui ai p't'être glissé un doigt, c'est possible, mais je m'en souviens pas, j'étais trop bourré.
Emu, le Gravos vient à son secours.
— Un doigt, c'est pas du viol ! Et pis d'habitude ça fait plaisir à une jeune fille. Tiens ! Bois une gorgée pour te r'monter l'moral !
Gabin chope le verre de Béru et le liquide cul sec.
Puis il se tourne vers moi.
— Si vous m'arrêtez, l'dites pas à ma femme, ça va l'agacer !
Un quart d'heure plus tard, le patron de l'hôtel Moncorgé est allongé ivre mort derrière son rade. Il a eu le temps de nous bonnir, primo que Juliette Blondeau avait une amie dans le personnel de l'hôtel, Lydia, une grande rousse à queue-de-cheval, présentement affectée au service de la noce dont les flonflons s'élèvent jusqu'à nous.
Secondo qu'un jeune flic en mobylette est venu le questionner au sujet de la victime quelques heures avant le meurtre et que ce flic se trouve toujours dans les parages, puisque son vélomoteur est encore là.
A quel endroit ?
Au fond de l'impasse où l'on gare les poubelles.
*
* *
La nuit glaciale est tombée sans se fracturer le fémur. Connaissant le zèbre que je traque, j'ai pris des précautions de Sioux. J'ai feint de quitter la bourgade, j'ai planqué ma bagnole dans la cour d'une usine et suis revenu en catimini devant l'hôtel Moncorgé.
Comme la statue d'Eugène Sue, la mobylette est toujours à la même place.
Je m'installe dans une cabane de chantier située juste en face de l'impasse et m'entortille dans une couverture récupérée à l'intérieur de mon coffiot. S'agit d'ouvrir l'œil, et le bon, disaient les braves Dupont et Dupond.
*
* *
Lydia avait posé ses chaussures tant ses pieds la faisaient souffrir. Elle gravit les dernières marches et s'engagea dans le couloir, lestée de son plateau sur lequel trônait une bouteille de champagne immergée dans un seau à glace.
Parvenue devant la chambre nuptiale, elle leva un genou pour assurer l'équilibre de l'édifice et libérer une de ses mains pour frapper. Ce fut la jeune mariée, en porte-jarretelles blanc et culotte de dentelle, qui vint lui ouvrir, son futur étant en train de se fourbir le zigodard dans la salle de bains.
— Offert par la maison ! fit Lydia en déposant le plateau dans l'entrée.
Tandis qu'elle refermait la porte, la serveuse sursauta en voyant une tonne de viande cramoisie lui fondre dessus.
— Aye pas peur, ma poulette ! lança Béru. Faut qu'on cause, tous les deux.
— J'ai encore du boulot ! protesta Lydia. Les mariés sont dans leur chambre, mais la noce n'est pas finie.
En effet, la danse des canards sévissait au rez-de-chaussée.
— Juste une p'tite interviouve, Milady, insista le Mastard. J'sus d'la police.
Instinctivement, la môme se rétracta comme une huître qu'on titille avec un filet de citron.
— C'est à propos de Juliette ? demanda la fille, méfiante.
— Tu croives p'têt' qu'j'vais te demander ton pronosticre pour la troisième à Enghien ?
— Qu'est-ce que vous voulez savoir ? dit la gamine, inquiète.
— Tout. La fille Blondeau, c'était ta potesse, non ?
— Oui, et alors ?
— Alors, t'as sûrement une idée de qui t'est-ce qui l'a zigouillée ?
Lydia jeta un œil dans la cage d'escalier d'où montaient des braillements avinés.
— On m'attend, en bas. Si le patron…
— T'occupe pas de ton singe, y t'fera aucune r'montrance, ce soir, j'te promets !
— La servante hésita un instant avant de se lancer.
— Hier au soir, chuchota-t-elle, Juliette m'a appelée de chez ses parents pour me demander de la remplacer aujourd'hui.
— Pour quel leitmotiv ?
— Elle devait planquer un copain qui avait des ennuis avec la police.
— Elle t'a donné le blaze de ce pote ? poursuivit Béru, flairant le scoop.
— Non. Elle causait à demi-mot. Mais j'ai compris qu'il s'agissait de Nicolas.
— Godemiche ?
— Je ne vois pas qui d'autre.
— Parfait ! se réjouit le Gravos. Demain matin, tu répéteras tout ça au juge d'introduction, d'accord ?
— D'accord ! admit Lydia. Mais maintenant, il faut que j'y aille.
La main caleuse d'Alexandre-Benoît flatta sans vergogne les miches de la serveuse.
— Tu sais qu'j'raffole des rouquines ? dit-il, la bave aux commissures.
— Moi aussi ! répliqua la fille. Mais j'aime encore mieux les brunes.
Elle dévala l'escalier, laissant un Béru médusé. Il s'apprêtait à évacuer sa graisse de l'étage quand un grincement de sommier malmené attira son attention. L'Enflure plaqua son oreille contre la porte des jeunes mariés pour profiter au mieux de la saynète qui investissait ses trompes d'Eustache.
— Tiens, tiens, tiens ! grognait le fils du maire.
— Vas-y, vas-y, vas-y ! gémissait Miss Alençon.
— Ho ! Je sens que ça vient…
— Attends, attends, j'y suis pas…
— Trop tard ! Je jouiiiiiis…
S'ensuivit un beuglement de mec en vidange, prolongé d'un long soupir.
— Désolé ! s'excusa le marié après un silence.
— C'est pas grave, répondit la femme, d'un ton qui démentait ses propos. On recommencera demain…
Les yeux hors de la tête, le cou congestionné, le Mastard tenta d'ouvrir la porte de la piaule matrimoniale. Celle-ci étant bouclée à double tour, il se mit à tambouriner contre l'huis.
— Qu'est-ce que c'est ? fit l'organe dépité du futur cocu.
— Groom service ! répondit Béru.
Quelques instants plus tard, le marié déponnait, une serviette de bains autour de la taille. Le Gros pénétra d'autorité dans la chambre. La fille était allongée sur le lit, nue et jambes largement écartées. Elle n'eut aucun geste de pudeur tant sa surprise était vive.
Béru referma la porte et s'approcha du lit à pas lents.
— Mes pauvres enfants, déclara-t-il d'une voix apaisante. Vous z'avez pas honte de gâcher une aussi belle nuit dʼnoces ?
— Mais, mais… bêle le garçon.
— Non, franchement, tu vas renoncer pa'c' qu't'as envoyé la semoule trop vite ? Si Vatel avait eu un peu de patience, la marée s'rait arrivée et y s'rait pas fait Charlie-Hebdo avec son épée. Même qu'à l'heure où j'vous cause, y s'rait p'têt' encore vivant !
L'Immonde s'assoit sur le bord du lit et caresse du pouce un nichon de la mariée. L'époux, abasourdi, le regarde faire sans protester. Béru se veut rassurant.
— Ç'arrive à tout le monde d'cracher la purée avant l'heure. c'est z'humain. Tiens, j'me souviens, quand j'étais jeunâbre, chez la mère Camille qui tenait boxon près d'la sous-préfecture. Ces dames m'avaient bricolé la bitoune toute la soirée et le cidre aidant, j'ai largué l'potage dès les premiers prémices avec la nouvelle pensionnaire. Solange, qué s'appelait. Elle avait quinze ans d'plus que moi, mais ça a dû s'aggraver, depuis.
Il reprend son souffle et laisse glisser sa pogne sur le ventre de la mariée.
— Ç'a z'été l'humiliation d'ma vie. Le lendemain soir, j'y suive retourné because quand j'paume un Paris-Match, j'éguesige qu'on m'accordasse la r'vanche. J'y ai tant fait fumer la turbine qu'à la fin y a phallus qu'on utilise l'extincteur de service.
Les phalanges béruréennes s'égaillent dans la toison de Miss Alençon dont les yeux mi-clos proclament l'allégeance.
— Elle a tellement panardé, la Solange, continue Sa Majesté, qu'elle m'rappelle encore de temps z'à autre pour un p'tit estra. Et pourtant, c'te gonzesse, elle a passé l'hors d'âge. Si un jour elle veut revoir des requins, faudra qu'elle allâsse sur la grande Barrière de corail, en Australopithèque !
Le cornutto commence à la trouver saumâtre et tente d'enrayer les manœuvres du Mastard.
— Monsieur, rouscaille le gars, j'ai l'impression que vous êtes en train de masturber ma femme.
— Râle pas, Dugland ! gronde l'Enflure. J'te donne un cours de maintien textuel ! Estime-toi z'heureux si j't'envoye pas la facture. Si tu voudrerais profiter de la leçon, r'garde bien…
Bérurier glisse son groin entre les cuisses de la jeune épousée et lui prodigue de virulents coups de langue dans la toison.
— Madame néglige son Gillette ! gargouille l'Affreux. Les poils, j'sus pas contre, mais faut quand même pas qu'y contrecarrent la broute. M'enfin… Z'observe comme j'y fais la raie au milieu. L'principal, c'est d'écarter les poils feux follets pour bien dégager l'berlingot.
A.-B.B. crache en l'air à plusieurs reprises.
— Je vois qu't'as arrosé d'abondance ! Mais suffit pas d'être copieux, mec, faut être endurant… Première leçon : en cas d'éjectation précorse, tu t'rabats sur la menteuse. La langue, c'est l'avenir de l'homme ! Attention, ne l'utilise qu'à bon essuyant ! Toute mon enfance, j'm'ai entraîné à lécher des timbres. Seul'ment voilà qui y sont tous pré-enculés, au jour d'aujourd'hui. Je r'grette car en Angleterrie, j'avais du bonheur à humecter l'cul d'la reine avant d'poster une bafouille.
Sous la broutaison de l'Ineffable, la fille hurle de jouissance et frétille sur le lit comme une anguille prise dans une nasse. Satisfait, Béru dégrafe son pantalon et exhibe sa monumentale trompe. Le jeune marié s'étouffe à la vue d'un tel engin.
— Vous n'allez tout de même pas ?…
Le Gravos fait sauter le cobra dans sa main avec le geste d'un boucher appréciant le poids d'un rôti de bœuf.
— Pas de panique, p'tit gars, j'vais pas la baiser, ta p'tite femme. C't'un privilège qui t'revient de droit.
D'un geste ferme, il oblige la môme à se mettre à plat ventre. Il crache dans ses doigts, se lubrifie l'ogive et désigne les fesses de la mariée.
— Tu vois c'p'tit trou ? On jurerait qu'y peut juste en sortir des crottes de bique. Eh ben, tu vas voir…
Le Monstre applique inexorablement son ventre sur les meules de la môme. Le mari beugle.
— Arrêtez ! Elle ne supporte même pas un thermomètre.
— Pa'ce que c'est froid ! répond Béru.
— Je vous interdis… hurle le fils du maire.
— De quoi je me mêle ? rétorque Miss Alençon.
Béru pousse son avantage en même temps que son membre. La fille lâche un cri de délicieuse détresse.
— Voilà ! soupire Alexandre, le plus gros est fait. Quand la locomotive est entrée dans le tunnel, c'est bien rare que les wagons suivent pas !
Epinglée, comme un papillon, la mariée se tortille en griffant et mordant les draps.
Son époux tapote l'épaule de Béru.
— Vous ne pouvez pas jouir dedans ? questionne-t-il.
— Pourquoi j'me gênerais ? bougonne Sa Majesté.
— Et le Sida ?
— T'as raison, on n'est jamais trop prudent !
Le Gros décule d'un coup et largue sa semence en pleine poire du jeune marié. Puis il s'essuie le mandrin avec les rideaux avant de se retirer sur la pointe des pieds.
— Demain, p'tit gars, j'veux qu'tu récite 31 ! exige-t-il d'un air docte.
*
* *
Un à un ou par petits groupes, je les ai vus sortir de l'hôtel Moncorgé, les noceurs. Certains titubant, d'autres chahutant, mais tous bramant la liesse obligatoire. La vapeur de leur respiration dans l'air givré les enveloppait d'un brouillard irréel. Quelques-uns ont gerbé alentour. Une fille en mousseline rose est même venue pisser contre le baraquement. L'urine s'échappait de son gros cul en sifflant et giclant sur ses talons aiguilles.
Le beffroi de ma Cartier 32 annonce quatre plombes du mat' et les derniers fêtards se sont évacués après un charivari sous la fenêtre des époux qui s'est achevé par un pot de chambre vidé sur leurs tronches.
Les dernières lumières de l'auberge s'éteignent. Les rayons d'une lune proche de sa plénitude confère à la bâtisse des allures magrittiennes.
Je commence à me dire que je me suis gelé les noix pour rien, lorsque Lydia, la serveuse décrite par le patron, quitte l'établissement. Au lieu de s'engager sur la rue principale, elle rebrousse chemin dans l'impasse et se dirige droit vers le vélomoteur. Elle grimpe dessus, le met en route.
Pour être honnête avec toi, je suis plutôt déconcerté. Cette mobylette, j'espérais qu'un homme viendrait la récupérer et tu sais qui ? Antoine. Maintenant je me demande si le vieux Gabin, intoxiqué par sa sobriété, n'a pas confondu la bécane d'Antoine avec celle de Lydia. Dans le doute, certains s'abstiennent. Pas moi. Je bondis hors de la cabane et cours à la rencontre de la cyclomoteuse.
Croyant à une agression, la rouquine tente de s'enfuir. Je me place sur sa trajectoire pour lui barrer le chemin.
— Police ! Arrêtez-vous !
Paniquée, la fille accélère et me fonce dessus. J'esquive la charge au dernier moment, efface mon corps pour éviter l'engin et jette mes bras en avant pour cueillir la piloteuse.
Nous roulons ensemble à terre, tandis que le vélomoteur va s'écraser contre la cabane de chantier.
— Pas de bobo ? demandé-je à Lydia.
— Vous êtes complètement barge ! gronde-t-elle, en se débattant.
— Tu vas te calmer, ma douce, sinon je t'aligne la baffe du siècle !
Je l'aide à se relever, à se défroisser, à se dépoussiérer. La môme tremble d'une peur rétrospective.
— J'ai cru que c'était lui… fait-elle, agitée de frissons.
— Lui qui ?
— Celui qui a tué Juliette.
— Nicolas Godemiche, n'est-ce pas ?
Lydia se contente d'un hochement de tête.
— C'est loin, chez toi ? questionné-je.
— Un kilomètre.
Je désigne la mobylette complètement ratatinée.
— Un kilomètre à pied, ça use, mais ça réchauffe.
*
* *
Antoine n'est vraiment ni manchot ni cul-de-jatte. La cabriole qu'il effectue à mon intrusion dans la piaule de Lydia devrait être homologuée comme record olympique. Il jaillit hors du lit, exécute un saut périlleux et se retrouve face à moi en position de karatéka.
— Tu ne vas tout de même pas cogner ton père ? murmuré-je dans la pénombre.
La rouquine donne la lumière.
— Papa ! s'exclame Antoine.
— En personne. Le moment des explications est venu.
Je me tourne vers la fille interloquée devant cette touchante scène de famille.
— Si tu pouvais nous préparer un peu de café, ce serait sympa.
Lydia s'évacue vers la cuisine dont je claque ostensiblement la porte.
— Alors, fils ?
Mon môme semble désemparé. Je l'attrape par le cou et le serre contre moi.
— Ce n'est pas le flic que tu as devant toi, mais ton père.
— Est-ce que j'y gagne au change ? dit-il avec un large sourire.
— Si tu me racontais ton odyssée ?
— Tu en es resté où ?
— Lorsque tu fais mine de prendre le train à Chartres. Tu te payes des rollers et tu reviens en Beauce. Pourquoi ?
Antoine est péremptoire.
— J'ai toujours suspecté Nicolas d'avoir tué sa cousine. Je voulais le faire parler. Par la radio de mon walkman, j'ai appris qu'il avait tiré sur Roykeau et s'était enfui.
Je le coupe net.
— En plus des rollers, tu n'aurais pas fait aussi l'emplette d'un sac à dos et de quelques haches ?
— Non, pourquoi ? répond-il, intrigué.
— Pour rien. Continue.
— Je me suis planqué dans un logement désaffecté du Château de la Vieille-Nave. Je pensais que Nicolas finirait par revenir au bercail. Le lendemain, j'ai bourlingué dans le secteur sans rien découvrir. Vers 20 heures, j'ai failli me faire repérer par le père Godemiche qui rentrait chez lui. Alors j'ai regagné ma cachette. Je me suis réveillé en sursaut dans la nuit et j'ai constaté que le 4 × 4 était stationné dans la cour. Je suis allé rôder autour, mais quelqu'un m'a aperçu et s'est lancé à mes trousses.
— Le quelqu'un, c'était moi.
— Non ?
— Tu as constaté que les clés étaient au tableau de bord et tu as pris la fuite. Dans la panique, tu as perdu l'un de tes patins à roulettes.
— Si j'avais su…
— Tu aurais fait pareil, dans ta logique de franc-tireur.
Antoine se fend d'un rictus embarrassé.
— C'est possible.
— Ensuite, enchaîné-je, sachant que le véhicule était recherché, tu n'as pas osé circuler longtemps avec. Tu as roulé jusqu'à Saint-Quentin-en-Yvelines et stationné le 4 × 4 en évidence dans un parking jouxtant le R.E.R. en te disant que les poulagas concluraient que tu avais regagné la capitale. En fait, tu as piqué une mobylette.
— Je l'ai achetée, rectifie Toinet, à un jeune beur sympa…
— … qui venait tout juste de la chourer ?
— Ah, ça ! Je te garantis pas qu'elle était de première main.
Lydia rapplique avec une cafetière fumante. Je lui fais signe de retourner à la cuisine, car on en vient aux explications les plus chaudes. Je pose à mon fils la question sans détours.
— Comment es-tu arrivé à Saint-Jean-Nivers avant même le crime ?
Antoine attrape son blouson posé sur le dossier d'une chaise et le fouille. Il en sort une carte routière d'état-major qu'il déplie devant moi.
— Avant d'abandonner le 4 × 4, je l'ai inspecté de fond en comble.
— Ce que j'ai omis de faire, admets-je, un rien dépité.
— Et j'ai trouvé cette carte dans la boîte à gants, poursuit Toinet.
Il me désigne dessus une ferme isolée, située à l'écart de la bourgade de Saint-Jean-Nivers. Elle a été entourée d'un rond de feutre rouge.
— Et ça t'a suffi pour te lancer sur cette piste ?
Antoine développe un nouveau pli de la carte et me montre deux autres cercles rouges.
— C'est ça, qui m'a motivé !
Les traits de feutre entourent la ferme du Pinson-Tournan, ainsi que le bois Gratte-merde, qui s'appelle officiellement « Le Grand Bosquet » sur la carte.
Le regard admiratif que je lance à mon rejeton le console de toutes les engueulades (méritées) que j'ai pu lui prodiguer.
— Tu es donc venu questionner Martha Blondeau. Elle t'a branché sur l'hôtel Moncorgé où sa fille travaillait et tu as fait la connaissance de Lydia. C'est grâce à ton charme qu'elle a accepté de t'héberger ?
Toinet rigole.
— Aucune chance. Elle est tellement gouine qu'elle broute son paillasson tous les matins ! Non. Elle m'a fait confiance. Elle avait des soupçons sur Nicolas et quand je lui ai raconté que j'avais assisté au meurtre de sa copine…
Je manque de m'étouffer.
— Tu as assisté au meurtre de Juliette ?
— Oui. Enfin… presque.
— Ça veut dire quoi, presque ?
— Lydia m'ayant appris que sa copine hébergeait Nicolas, je suis retourné chez les Blondeau, en loucedé, à la nuit tombée. J'ai vu Juliette porter un plateau de bouffe dans la grange. Je me suis approché à pas de loup, c'est alors que j'ai morflé un coup de bambou à la base du cou.
Il écarte sa chemise pour me montrer la vilaine tuméfaction de sa nuque.
— J'ai dû rester un long moment dans le coltard, continue-t-il. Quand je suis revenu à moi, la lune s'était abaissée vers l'horizon. J'ai été dans la grange et découvert la nourriture intacte. Je me suis mis à fureter dans les parages…
— Et tu as trouvé le corps de Juliette ?
Mon fils enfouit ses mains dans son visage.
— Un cauchemar ! Quel jury pourrait m'acquitter ? Pour deux des meurtres, j'étais sur place et pour le troisième, je n'ai pas d'alibi !
— Tu es revenu demander asile à Lydia ?
— Je lui ai tout raconté. Elle m'a cru. C'est une fille bien.
— C'est une fille bien qu'on va mettre au frais durant quelques heures ! décidé-je.
— Pourquoi ?
— Pour avoir les coudées franches. On va le coincer, ce salopard, je te jure qu'on va le coincer !
— Tu as un plan, papa ?
Si tu le voyais, le lieutenant Antoine, il est redevenu petit garçon. Son sort est entre mes pattes et il l'accepte. Un jour, sans doute, prendra-t-il ma succession. Mais pour l'heure, c'est moi le patron.
— Oui, fils, j'ai un plan. Tu en fais partie, Béru aussi. Je vais avoir également besoin de la collaboration d'Anatole Blondeau et de Larronde.
— Larronde, le journaliste ? tique Antoine. Qu'est-ce que tu attends de lui ?
— Qu'il raconte des conneries, comme d'habitude.